Plaidoyer pour les Animaux. Marguerite Yourcenar

« L’élevage du veau pour obtenir cette délicate viande blanche, fait une torture de la courte et misérable vie de cet animal; les poules qui pondent « à la chaîne », sous le flot d’un éclairage électrique de jour et de nuit, et auxquelles on enlève le bec pour qu’elles ne puissent blesser leurs voisines serrées contre elles, subissent un supplice qui ne produit du reste que des oeufs insipides, et probablement nocifs, puisqu’ils proviennent de bêtes malades.(…)

En ce qui me concerne, je suis végétarienne à 95%. L’exception principale serait le poisson, que je mange peut-être deux fois par semaine pour varier un peu mon régime et n’ignorant pas, d’ailleurs, que dans la mer telle que nous l’avons faite le poisson est lui aussi contaminé. Mais je n’oublie surtout pas l’agonie du poisson tiré par la ligne ou tressautant sur le pont d’une barque. Tout comme Zénon, il me déplaît de « digérer des agonies ».

En tout cas, le moins de volaille possible, et presque uniquement les jours où l’on offre un repas à quelqu’un; pas de veau, pas d’agneau, pas de porc, sauf en de rares occasions, un sandwich au jambon mangé au bord d’une route; et naturellement pas de gibier, ni de boeuf « bien entendu ». Parce que j’ai un profond sentiment d’attachement et de respect pour l’animal dont la femelle nous donne le lait et représente la fertilité de la terre. Curieusement, dès ma petite enfance, j’ai refusé de manger de la viande et on a eu la grande sagesse de ne pas m’obliger à le faire. Plus tard, vers la quinzième année, à l’âge où l’on veut « être comme tout le monde », j’ai changé d’avis; puis vers quarante ans, je suis revenue à mon point de vue de la sixième année »

– Vous participez aussi à des campagnes humanitaires ?

« La première idée qu’on s’en est faite en France remonte à une lettre que j’ai publiée dans Le Monde, je crois, au sujet du massacre des phoques. en réalité ma participation constante à ce genre d’efforts a commencé beaucoup plus tôt, mais le massacre des phoques nouveaux-nés a justement frappé l’imagination des masses. C’est devenu l’un des symboles de notre brutalité envers la nature, pour des raisons futiles et indéfendables. On voit les profiteurs de ces atrocités : quelques compagnies canadiennes et norvégiennes opérant autour de Saint-Pierre et Miquelon, de Terre Neuve et dans le Labrador – depuis qu’heureusement la baie de Fundy a été close aux bouchers; quelques compagnies américaines, dans les Pribiloff, vendant aux femmes et quelquefois aux hommes des jaquettes de fourrure qu’ils ne devraient pas acheter ou d’horribles babioles représentant des petits trolls, des petits animaux plus ou moins comiques, faits d’une touffe de fourrure des bêtes massacrées; il paraît aussi que l’huile de phoque dénaturée entre comme crypto-élément dans certaines margarines. On nous dit que la population locale, qui va assommer les phoques nouveau-nés sur la glace et parfois les écorche et les découpe à demi-vivants (les bêtes épouvantées « font le mort » comme on sait), a besoin de ces sanglants profits pour vivre; qu’on lui trouve donc d’autres industries locales non polluantes: on a pas le droit de combiner les maux de l’âge atomique et la sauvagerie de l’âge de pierre. Nous avons au moins réussi à ce que ni l’Italie, ni l’Allemagne, ni la Hollande n’achètent désormais de fourrures de phoques, et j’espère que la même chose se fera en France, si ce n’est pas déjà fait. Je trouve atroce d’avoir à penser chaque année, vers la fin de l’hiver, au moment ou les mères phoques mettent bas sur la banquise, que ce grand travail naturel s’accomplit au profit d’immédiats massacres, tout comme je ne nourris pas les tourterelles dans mon bois sans penser que soixante millions d’entre elles tomberont cet automne sous les coups des chasseurs. Il faut « limiter la prolifération des espèces » comme disent les gens qui ne songent jamais à limiter la leur. Jusqu’à un certain point, nous sommes tous d’accord, mais je songe au millions de pigeons migrateurs (passenger pigeons) qui couvraient de leur vol le ciel des Etats-Unis: c’est une espèce aujourd’hui éteinte, dont il ne subsiste qu’un misérable spécimen empaillé, dans un musée de la Nouvelle-Angleterree, le reste s’étant changé en fricassé et en plumes de chapeaux.

Je me dis souvent que si nous n’avions pas accepté, depuis des générations, de voir étouffer les animaux dans les wagons à bestiaux, ou s’y briser les pattes comme il arrive à tant de vaches ou de chevaux, envoyés à l’abattoir dans des conditions absolument inhumaines, personne, pas même les soldats chargés de les convoyer, n’aurait supporté les wagons plombés des années 1940-1945. Si nous étions capables d’entendre le hurlement des bêtes prises à la trappe (toujours pour leurs fourrures) et se rongeant les pattes pour essayer d’échapper, nous ferions sans doute plus attention à l’immense et dérisoire détresse des prisonniers de droit commun. Dérisoire parce qu’elle va à l’encontre du but qui serait de les améliorer, de les rééduquer, de faire d’eux des êtres humains. Et sous les splendides couleurs de l’automne, quand je vois sortir de sa voiture, à la lisière d’un bois pour s’épargner la peine de marcher, un individu chaudement enveloppé dans un vêtement imperméable, avec une « pint » de whisky dans la poche du pantalon et une carabine à lunette pour mieux épier les animaux dont il rapportera le soir la dépouille sanglante, attachée sur son capot, je me dit que ce brave homme, peut-être bon mari, bon père ou bon fils, se prépare sans le savoir aux « Mylaï » de l’avenir (1), en tout cas ce n’est plus un homo sapiens.

– Comment participez-vous à ces campagnes ?

Par des dons d’argent, les plus larges possibles, par des lettres ou des télégrammes envoyés aux groupes responsables, par la parole quand l’occasion s’en présente, c’est-à-dire quand les gens veulent entendre, et enfin, par ce que je fais ici en ce moment, par le livre.(…)

– N’est-il pas trop tard ?

Il ne sera jamais trop tard pour tenter de bien faire, tant qu’il y aura sur terre un arbre, une bête ou un homme ?

– Pourquoi votre intérêt pour les animaux ?

Je crois l’avoir déjà indiqué. En termes plus abstraits, si vous le voulez, ce qui me paraît importer, c’est de posséder le sens d’une vie enfermée dans une forme différente. C’est déjà un gain immense de s’apercevoir que la vie n’est pas incluse seulement dans la forme en laquelle nous sommes accoutumés à vivre, qu’on peut avoir des ailes au lieu de bras, des yeux optiquement mieux organisés que les nôtres, au lieu de poumons des branchies. Ensuite, il y a le mystère des migrations et des communications animales, le génie de certaines espèces (le cerveau du dauphin égal au nôtre, mais appréhendant sûrement du monde une image différente de celle que nous nous en faisons), la manière dont l’animal s’est adapté au cours de millions de siècles dans des environnements perpétuellement changés, et s’adapte encore, ou se désadapte pour mourir, dans le monde tel que nous l’avons fait. Et puis, il y a toujours pour moi cet aspect bouleversant de l’animal qui ne possède rien, sauf sa vie, que si souvent nous lui prenons. Il y a cette immense liberté de l’animal, enfermé certes dans les limites de son espèce, mais vivant sans plus sa réalité d’être, sans tout le faux que nous ajoutons à la sensation d’exister. c’est pourquoi la souffrance des animaux me touche à te point. Comme la souffrance des enfants: j’y vois l’horreur toute particulière d’engager dans nos erreurs, dans nos folies, des êtres qui en sont totalement innocents (2). Quand il nous arrive des coups durs, nous pouvons toujours nous dire que nous avons toujours notre intelligence pour nous tirer d’affaire, et c’est vrai, jusqu’à un certain point; nous pouvons toujours nous dire, et c’est aussi tristement vrai, que nous sommes en fait impliqués, que nous avons tous, jusqu’à un certain point, fait le mal ou l’avons laissé faire, ce qui est encore pire. Tandis que répondre par la brutalité à la totale innocence de l’enfant ou de l’animal, qui ne comprend pas ce qui lui arrive, c’est un crime odieux.

– C’est supposer une psychologie animale très anthropomorphique.

Laissons ce mot qui me paraît dater d’avant les progrès de la biologie animale, d’une part, avec ses passionnantes recherches sur l’intelligence des bêtes et leurs communications entre elles, et de l’autre d’avant les travaux de l’anthropologie qui nous a montré que bien plutôt « qu’anthropomorphiser l’animal », l’homme a choisi le plus souvent de se sacraliser en s’animalisant. Le primitif « n’élève pas » la panthère au rang de l’homme; il se fait panthère. L’enfant qui joue au chien s’imagine chien. Le miracle – et l’enfant et le primitif le sentent – est que précisément la même vie, les mêmes viscères, les mêmes processus digestifs ou reproducteurs, avec certaines différences dans le détail physiologique, certes, fonctionnent à travers cette quasi infinie variété des formes, et parfois avec des pouvoirs que nous n’avons pas. Il en va de même des émotions surgies de ces viscères. La fauvette pleure ses petits comme Andromaque; la chatte joue avec la souris comme Célimène avec ses amants. Il y a même d’une espèce à une autre, d’un individu de cette espèce à un autre, les mêmes variations que chez nous entre un homme intelligent et un imbécile, avec cette différence toutefois que la bétise de l’animal n’est jamais due à l’absorption de slogans.
Je sais bien que la France est, dit-on, cartésienne (elle s’en vante assez), et pour Descartes les animaux étaient des machines. Il n’y aurait rien à dire contre cette métaphore, s’il l’avait étendue aussi aux hommes, et je crois bien qu’au plus secret de lui il l’a fait.
Certes, je ne nie pas cette grandeur spécifique de l’homme à laquelle Pic de Mirandole consacre une admirable page que j’ai mise en exergue au début deL’Oeuvre au noir : l’homme maître, ordinateur et sculpteur de soi-même, libre de choisir entre le mal et le bien, entre la folie et la sagesse, don et liberté que l’animal n’a pas. Mais précisément cette quasi-liberté de choix (car qui la dira complète?) nous rend responsables. Quand nous frappons un enfant ou quand nous l’affamons, quand nous l’élevons de telle sorte que sa pensée soit faussée ou qu’il perde son goût de la vie, nous commettons un crime envers l’univers qui s’exprime à travers lui. La même chose est vraie quand nous tuons inutilement un animal, ou quand sans bonne raison, nous coupons un arbre. Chaque fois, nous trahissons notre mission d’homme qui serait d’organiser un univers un peu meilleur »

(Marguerite Yourcenar – Les yeux ouverts, 1980 – entretiens avec Matthieu Galey)

1- Mylaï est un village vietnamien dont la population fut massacrée par un détachement américain, nouvelle qui éclata à retardement et fit quelque temps scandale.
2 – Et je sais que du point de vue métaphysique et théologique, sans parler de la seule psychologie, cette question de l’entière innocence de l’enfant, et même de l’animal est discutable. Mais nous ne touchons pas ici à ces profondeurs.